Comme chaque soir, elle était au rendez-vous.
Elle avait déniché cet endroit exceptionnel lors d’une longue promenade dans la colline. Alors qu’elle s’étonnait de la variété des fleurs, s’extasiant à chaque ouverture des bosquets vers de petites prairies verdoyantes et multicolores, ses pas l’avaient conduite un jour vers cet immense amas de rochers. Elle s’était amusée à les escalader un à un. Dans cet effort, elle avait retrouvé des sensations de son enfance lorsqu’elle courait par la montagne comme un cabri, sans nulle autre préoccupation que d’essayer d’approcher des papillons ou de goûter à la caresse du vent sur son visage. Son attention concentrée sur les arêtes des roches brillantes, elle avait retrouvé son agilité et sentait le plaisir du mouvement inonder ses jambes et son corps.
Haletante et vibrante de joie, elle était arrivée au sommet sans s’en rendre compte. Elle posa immédiatement la main sur son cœur, en réaction au sentiment de gratitude qui l’inondait devant l’incroyable beauté du paysage. Une vue panoramique à 360° s’étendait devant elle. S’alternaient à perte de vue des forêts centenaires, la mer aux flots bleus à l’infini, de larges îles accrochant le regard et des crêtes qui allaient s’évanouissant vers le soleil couchant.
Depuis ce jour, elle revenait régulièrement, presque quotidiennement, dans cet endroit à la beauté singulière. Elle se sentait ici à la fois loin de tout et reliée à bien plus grand qu’elle. Aucun des couchers de soleil qu’elle avait contemplés jusqu’alors n’avait été pareil aux autres. Elle s’émerveillait de ce spectacle universel et de l’immense créativité chaque jour renouvelée. Fascinée chaque soir, elle se rendait là avec l’âme d’un enfant qui sait qu’il va recevoir une surprise.
Ce soir-là, elle était venue plus tôt que d’habitude. Elle ne comprenait pas comment ni pourquoi une injonction s’était faite entendre. Mais elle avait obéi, sans résister, à cet appel intérieur.
Tout était étrangement calme. Il n’y avait aucun souffle de vent, ce qui était très inhabituel en ce lieu. Les oiseaux semblaient avoir déserté la zone et aucune salamandre ne surgissait entre les pierres pour mimer un jeu de cache-cache. Tout était si calme et si silencieux que le paysage semblait encore plus grand qu’à l’accoutumée.
Le soleil était immense dans le ciel et descendait très vite à l’horizon. La lumière couvrait peu à peu les montagnes d’une poudre dorée. Son regard et ses pensées se perdirent dans le ciel métamorphosé en tableau de maître peint en un doux dégradé de couleurs.
Soudain, il y eut comme un son dans l’air. Pourtant l’on n’entendait rien. Son regard se fixa sur le soleil lui-même. Un écho lointain de sa raison lui rappela qu’il n’était pas bon de le regarder ainsi fixement. Mais elle ne pouvait faire autrement, captivée par la grosse boule de feu.
Son cœur se mit à battre à vive allure. Son corps trembla d’une énergie qu’elle ne reconnaissait pas tant la puissance était grande. Tout reste de pensée rationnelle lui fut arraché. « Il est vivant ! Il vient le Dieu, il vient ».
Elle percevait comme une pulsation à l’intérieur du disque immense. Il était maintenant d’une lumière très blanche, une lumière vivante, irradiant des remous de feu dont chaque battement accélérait son cœur. Elle renonça à tout entendement, elle cessa de vouloir… et disparut dans cette lumière.
Est-ce que cela avait duré une seconde, une heure, deux ? Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermés sans s’en rendre compte, son visage était couvert de larmes de bonheur, elle était envahie d’un tel sentiment d’amour, un amour sans objet, un amour sans visage, un amour pur.
Le soleil s’était transformé. Il était devenu maintenant une énorme boule rouge qui incendiait le ciel. Les nuages effilés environnants se couvrirent en quelques instants de tons cuivrés, ocres, rouges, orangés, de plus en plus lumineux. Elle n’avait jamais vu une telle palette de dorés.
Elle suivit lentement des yeux les figures formées par les nuages, son corps se laissa emporter, guidé par le mouvement lent de son regard et elle finit par s’allonger en douceur sur une roche plate qui la reçut comme si elle avait été préparée à cet effet. Le ciel entier se transforma en une immense coupole dorée. Elle n’était plus qu’émerveillement.
En position exactement opposée à celle du soleil, elle vit soudain, comme s’il s’était formé en un instant, un nuage d’or qui sembla surgir du haut du ciel pour descendre sur la terre. Un destrier chevauché d’un immense personnage à la tête très allongée perçait la voûte dorée. Elle suspendit son souffle, toute entière dans l’observation du phénomène : alors que la figure se tenait dans une grande immobilité, elle avait l’impression qu’elle se déplaçait à vive allure exactement à l’endroit où elle se trouvait… Elle se mit à l’écoute.
Alors le vent se leva, modifiant instantanément la configuration du ciel et l’obligeant également à regarder de l’autre côté : le soleil avait disparu à l’horizon derrière les chaînes de montagnes ; une bannière immense noire, jaune et rouge zébrait le ciel. Les nuages, en un lent mouvement continu, prirent peu à peu la forme de deux immenses ailes, un corps d’oiseau se dessina, ensuite, un bec…
« L’oiseau de feu ! », se dit-elle, émerveillée. Elle sut instinctivement qu’il manifestait une présence constante mais invisible la plupart du temps à l’œil humain. Elle sentit toute son âme entrer en harmonie dans le mouvement lent de l’oiseau, fils du soleil et du ciel.
Une nouvelle vague l’emporta et elle fut encore inondée de cet amour immense.
Elle mit la main sur son cœur, remercia infiniment et souhaita être consciente de la profonde nécessité humaine.
Elle se sentit alors exister, tout comme l’oiseau, le soleil, l’arbre, l’étoile, la lune, elle vibrait de l’existence du tout, se sentait reliée à l’existence de tous. Elle sut que la priorité était que cette existence-là perdure.
Elle demanda comment accomplir ce qui devait être.
L’oiseau de feu ouvrit très lentement son bec. De lui surgit une autre forme ailée, plus blanche, plus douce, comme une colombe de paix, comme une promesse faite au monde :
Ce monde d’illusions est fait pour apprendre à danser.
Mais les pas de danse ne sont pas la Danse elle-même.
Seuls comptent l’amour et la compassion :
Ils sont la nourriture qui rend vivant à jamais.