Lorsqu’elle était enfant, on lui avait appris à prier. Elle aimait tellement cela que, sans effort et sans que personne ne le lui ait recommandé, elle priait tous les jours. En vérité, dans ses prières, elle ne suivait pas les recommandations de ce curé de campagne au cœur et aux actes si généreux que tout le monde dans le village le respectait et l’aimait. Il avait la gouaille des gens de la terre, il savait rire et faire rire, il savait adapter son discours à la pratique ou non de ses brebis et sa présence et sa foi immuable rassuraient tout le monde. Comme lui, elle priait Marie, sa Dame, la mère, la protectrice de la vie ; mais d’une autre manière que lui. Elle questionnait et elle remerciait. Mais peut-être était-ce cela prier ? Elle aimait particulièrement remercier parce que c’était bon, c’était comme une caresse que l’on fait de soi-même vers les autres et que l’on peut étendre jusqu’à l’infini. Elle l’appelait « la caresse à l’univers ».
Elle avait prié de longues années et, par là même, remercié tous les jours. Par la suite, elle s’était éloignée de ces dogmes moralisateurs, vengeurs et violents. Elle avait cessé toute pratique et toute recherche du côté des religions et de leur violence institutionnalisée, sans toutefois remarquer qu’elle avait perdu un bien précieux : son rituel quotidien de remerciement.
Jeune adulte, elle eut l’immense privilège de recevoir un petit livre dont la simplicité cachait une grande sagesse et une profonde spiritualité. On lui avait recommandé de ne pas le lire en le dévorant mais plutôt en savourant chaque passage de ce « Regard Intérieur », tout entier empreint de nuances, de subtilités et d’expériences profondes. Mais elle ne put à aucun moment arrêter sa lecture, emportée par l’écho de vérité définitive qu’elle y entendait. Elle sut, en parcourant ces lignes, qu’elle venait d’emprunter un nouveau chemin : « Lorsque tu trouves une grande force, une grande bonté dans ton cœur, ou lorsque tu te sens libre et sans contradiction, remercie immédiatement en ton intérieur… »
Mais oui ! C’était évident ! Nous n’avions besoin d’aucune icône extérieure pour remercier. Mais que signifiait « remercier en son intérieur » ? Pouvait-on ainsi atteindre l’univers ? Retrouverait-elle ce registre à la fois si doux et si vaste de son enfance ? En tout cas, il y avait là un guide, on lui indiquait « que remercier » et même « d’où remercier ».
À partir de ce moment, elle se mit à remercier tout et tout le temps, de la moindre anecdote quotidienne aux grandes révélations sur le chemin de la vie. Presque simultanément, elle établit une nouvelle relation avec ce qu’elle appelait son guide intérieur et elle la fonda naturellement sur le remerciement, aussi intuitivement qu’elle l’avait fait durant son enfance.
Ces remerciements s’accumulant, ils étaient devenus une nourriture pour son âme, nourriture aussi légère et vitale que l’air.
Et elle ne manquait pas non plus d’expérimenter ce qui était aussi suggéré là : « Lorsque le contraire t’arrive, demande avec foi, et la reconnaissance que tu as accumulée te reviendra transformée et amplifiée en bénéfices. »
Les réponses expérimentées étaient aussi douces que des plumes et lui rappelèrent aussi les registres de son enfance, la sensation de caresse, mais cette fois, ces sensations semblaient, en courant inversé, provenir de l’univers lui-même et d’un univers bien plus intentionnel qu’elle n’avait pu le ressentir jusque-là.
Elle approfondit donc le Remerciement. Il s’agissait maintenant de pouvoir remercier même la difficulté. Cela prit plusieurs années. Et longtemps, elle dut d’abord s’extraire des situations compliquées ou conflictuelles pour être en mesure de prendre du recul, revenir en son intérieur et être capable de remercier l’apprentissage ou la leçon reçue.
On lui donna rapidement l’opportunité d’aller plus loin dans cet enseignement et elle entama une pratique soutenue, faite de réflexion, d’échanges, d’auto-connaissance, de méditation mais aussi d’actions sociales. Il était recommandé de considérer, chaque mois, comment les difficultés rencontrées avaient permis de grandir. C’est dans cette pratique qu’elle parvint à remercier de plus en plus souvent les complications qui pouvaient se présenter dans l’existence et son expérience s’amplifia encore. Elle avait tellement de gratitude dans le cœur qu’il lui fallait de plus en plus souvent l’exprimer aussi à d’autres. Il n’était pas aisé de traduire correctement la force et la douceur avec lesquelles elle ressentait tout à la fois cette « chose étrange ».
« Chose étrange » car elle constata que s’il s’agissait bien d’un acte mental mais aussi d’une image de synthèse et d’un sentiment. Cela la conduisait parfois aussi à un « état » particulier, comme à un état de conscience modifiée, qui lui dévoilait des régions lumineuses où ce qui régnait était la compassion.
Après plusieurs années, elle fut invitée à travailler avec celui qu’elle estimait maintenant être son Maître. Dès la première retraite partagée, elle vécut dans l’obsession de le remercier. Elle l’avait déjà fait mille fois, à toutes les occasions où elle avait pu le croiser et le saluer et sous différentes formes, par écrit, oralement, dans ses rêves. Ces remerciements étaient toujours profonds et sincères. Mais cette fois, quelque chose qui la dépassait, quelque chose qu’elle ne s’expliquait pas, cherchait à sortir d’elle. Il fallait – Pourquoi ? Elle l’ignorait – qu’elle s’exprime de telle sorte que parvienne dans le cœur du maître une gratitude qui aurait la force de la reconnaissance de l’humanité toute entière.
« Quelle prétention Madame ! », lui hurlait son « moi » qui s’efforçait de la dissuader. Mais c’était justement plus fort qu’ »elle ».
Alors, elle profita d’une conversation en tête à tête qu’il lui avait accordée durant laquelle les thèmes abordés furent si profonds et si transcendantaux que sa conscience se déplaça lentement avec une ardente agitation à « l’endroit » exact depuis lequel elle ressentait cette « caresse jusqu’à l’univers ».
Subitement, tandis qu’ils marchaient lentement côté à côte en devisant, elle se tourna vers lui ; elle tremblait, traversée déjà par cette onde qu’elle reconnaissait mais dont elle ignorait jusqu’alors la puissance.
« Maestro, il faut que je te dise… Tu te souviens, il y a cinq ans, nous avions pris un café et nous avions déjà parlé de la mort et je n’ai pas su, à ce moment-là, te remercier comme je le souhaitais… »
Elle bredouilla un peu, le regard profond du Maître la pénétrant. Elle savait bien qu’il n’ignorait rien de ce qu’elle ressentait, mais cela ne pouvait en rester là, justement comme cinq ans auparavant.
Alors sans réfléchir, elle lui prit les mains et elle sentit émaner d’elle comme un Hymne de Reconnaissance : hymne à sa venue, à sa présence, à ses écrits, à son enseignement, à sa grande patience, à son immense bonté… Elle se sentait emplie d’un feu ardent, aux rubis indénombrables, dont l’éclat était d’un autre monde.
Le Maître tenta sans conviction de l’interrompre, les trémolos dans sa voix laissant paraître son émotion. Une seconde vague, comme universelle, l’emplit et elle perçut ce phénomène si singulier, comme si elle se posait à côté d’elle-même pour laisser faire cette « chose étrange » qui la traversait. Elle sentit dans son dos des milliers de fils d’argent, qui la reliaient à des centaines et des centaines de visages amis et inconnus, comme si tous voulaient aussi s’engouffrer dans le canal ouvert.
« Maestro, ce n’est pas moi, écoute, ce sont eux, nous, nous tous, eux tous, ceux qui sont guidés aujourd’hui mais aussi tous ceux réveillés de leur oubli millénaire, ceux du futur qui suivront cet élan… »
Alors elle cessa de vouloir. À cet instant précis, une immense force jaillit de derrière elle, la traversa en plein cœur, descendit le long de ses bras ; elle la sentit vibrer dans ses mains puis se déposer dans celles du Maestro… En retour, elle reçut une douceur si profonde, une si grande délicatesse qu’elle perdit toute capacité d’articuler des mots.
Alors elle fit en sorte qu’un immense et éternel MERCI fasse irruption de ses yeux et se plante pour toujours dans l’âme du Grand Homme, qu’il sache et sente à jamais comment l’être humain le remerciait.
À ce moment précis, « elle » disparut.
Quand elle revint à elle, en réminiscence, elle ne garda qu’une lumière intense, phosphorescente. Des larmes brillaient dans les yeux du Maître et coulaient des siens. Elle fut profondément troublée…
Mais dans l’instant suivant, elle se mit à remercier le Remerciement lui-même ! Elle venait d’expérimenter qu’il était prédisposition, qu’il était état de conscience modifiée, état de grâce, et qu’il était aussi un procédé d’accès à un espace transcendantal.