Il y a longtemps, on aimait à se représenter les sibylles comme des flambeaux que le souffle divin aurait allumés ici et là, en divers lieux, à différentes époques. On aimait, il y a longtemps, écouter avec respect leurs prophéties et tenter de traduire leur signification profonde, suivre leurs recommandations, convaincu de l’origine surnaturelle de leur inspiration.
Mais c’était il y a longtemps.
Au fil du temps, les humains s’étaient peu à peu éloignés de cette voix prophétique, de ce chant indéfini qui n’était pareil à aucun autre. Les visions de la Sibylle n’étaient parfois pas en accord avec les attentes et les orgueils des hommes. À cette voix qui résonnait, qui vibrait, qui tonnait parfois comme toute injonction provenant des dieux, on préférait désormais les chants suaves, avec instruments et ornements, les voix envoûtantes et les paroles prometteuses.
La Sibylle, pourtant, avait survécu aux vicissitudes et aux changements de l’histoire. Sa vocation avait transcendé les siècles et elle continuait d’entendre l’appel divin. Elle n’avait pas de question, pas de demande, pas d’expectative. Elle se mettait juste à disposition en acceptant de se laisser pénétrer de la présence divine. Son Dessein avait été et était toujours d’attester cette Présence et de manifester l’avenir aux hommes.
En cette époque sombre où l’on rejetait les guides et les sages, on ne l’écoutait plus, on se moquait des avertissements des dieux, on mettait au pilori l’humilité et la dévotion, on pillait le sacré, on se blasait même de la beauté. La Sibylle en était parfois bien contrariée mais surtout profondément attristée.
Bien que l’époque ne s’y prêtait donc pas, la Sibylle entendait l’appel et, par dévotion, se rendait dans son antre. Mue comme par le sentiment amoureux, elle rejoignait l’amant, l’aimé, pour se donner à lui, pour prêter son corps et sa voix, et faire exulter l’âme. Elle se tordait et se débattait, hésitant un instant entre résister à ce dieu qui s’emparait d’elle et le désir de fusion qui l’avait attirée là, irrémédiablement. Finalement, entrant dans la « fureur divine », elle renonçait à la raison, cessait toute opposition et tout vouloir et s’en remettait à lui. En transe, elle criait : « Il vient le dieu, il vient ».
Elle entrait alors en fusion avec la divinité qui pouvait ainsi « parler par sa bouche »…
Cette fois-là pourtant, les « cent portes » qui livraient passage depuis des siècles à la parole divine ne s’ouvrirent pas. Atterrée, la Sibylle constata qu’elle n’avait plus de voix…
Elle entra dans un profond désespoir : elle n’avait plus de raison d’exister si elle ne pouvait accomplir son Destin. Elle avait, il est vrai, déjà chanté elle-même son propre sort, en proclamant que même morte, elle continuerait à prophétiser et à inspirer les hommes, en mêlant son souffle à l’air, en imprimant à la lune la silhouette de son visage, en se confondant dans les nuages, en associant son chant à celui des oiseaux… Devait-elle mourir maintenant ?
Elle se prédisposa donc à ce qui devait être. N’ayant pas de demande, n’espérant cette fois aucun présage, elle se mit pourtant « en attente ».
***
Cet homme encore jeune avait dû faire preuve de beaucoup de courage pour dépasser les difficultés et arriver jusqu’à son antre. Pour y parvenir, il lui avait fallu tout d’abord parcourir des paysages puissants, aux panoramas ouverts sur la mer, parfois traverser des forêts tantôt enchanteresses, tantôt inquiétantes, dont elle était la gardienne. Mais il avait fallu surtout pénétrer la montagne.
Enfin, il la vit. Non pas grandiose, comme on la lui avait décrite, mais recroquevillée sur elle-même, vieillie, elle sans âge, elle pour qui les années jusqu’alors n’altéraient en rien la fraîcheur de son âme.
Fort de son long voyage et de tant d’efforts accumulés, il lui présenta sa requête : il voulait avec son aide pénétrer le royaume de la mort, savoir quel était le sens de la vie des hommes puisqu’ils devaient mourir. Il voulait aussi, surtout, y retrouver quelqu’un qu’il avait blessé…
La Sibylle lui fit comprendre d’un signe qu’elle ne pouvait plus parler, qu’elle ne pouvait donc plus accomplir sa mission de conduire ni la vie ni la mort des hommes. Dans ses yeux, il lut la supplique de ne pas insister dans sa demande qu’elle ne pouvait honorer.
Il s’éloigna, perturbé et pensif. Il comprit alors que c’était la surdité des hommes qui avait éteint la voix sibylline. Désormais, il se sentait appelé par une autre mission : comment réparer ce préjudice ? Comment remplir le vide laissé par l’ignorance ? Comment faire revivre la voix sacrée ?
Il savait que dans cette même forêt était caché et protégé par le bois lui-même un rameau dont les feuilles étaient d’or. On disait qu’il était la clé des enfers mais aussi le symbole de la régénération. Mû par un élan de compassion visant à réveiller la puissance sibylline, il se mit en route dans un dédale d’arbres et de buissons épineux. Les chemins allaient en se rétrécissant et il avait de plus en plus la sensation de s’enfoncer au cœur de la montagne. Il dut ralentir l’allure et cette lenteur forcée l’amena à se sentir toujours plus en contact avec lui-même. À chaque pas, il ressentait plus fort l’envie et la possibilité d’aider la Sibylle.
Soudain, il vit le flamboyant rameau d’or qui lui imposa le respect. Il tendit la main vers lui en tremblant. Le cueillant avec délicatesse, au moment où la branche se détacha comme acceptant de se donner à lui, il entendit : « elle ne parlera pas mais elle te conduira ».
Il revint vers la Sibylle qui se réveillait à peine d’un profond sommeil dans lequel le Dieu s’était emparé d’elle. Lui remémorant une épopée vieille de plus de deux mille ans, il l’exhortait à guider ce petit d’homme, lui rappelant qu’une telle passion dans l’âme pouvait venir à bout des difficultés de l’entreprise. « C’est pour toi maintenant le moment d’apprendre à transmettre autrement. Tu as perdu la voix pour chercher et trouver une voie nouvelle. Puisque les hommes sont sourds, il nous faut les guider autrement. »
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, encore brillants de la visite divine, reconnaissante de pouvoir une dernière fois tenter d’accomplir son destin, elle le vit, là, prosterné devant elle, lui remettant le rameau d’or dans un geste de grande sacralité.
D’un signe, elle lui intima de se recueillir puis, fermant les yeux, s’immergea en elle-même. Se concentrant en son intérieur, elle chercha la résonance… Soudain, elle l’entendit. Il s’était aussi si profondément enfoui en lui que, là, ils s’étaient retrouvés. La Sibylle entendit un cœur battre à l’unisson du sien. Elle sentit en étroite relation leurs âmes, leur grande nécessité mutuelle et leur quête sincère. Elle savait qu’il l’entendait et qu’il l’entendrait durant le grand périple.
Ils partirent alors explorer ce royaume immense. La Sibylle s’était transformée en guide. Elle connaissait les lieux, les gardiens mais aussi les actes à produire pour passer d’un espace à un autre. Il s’en remit pleinement à elle qui intercéderait partout pour lui.
Après avoir traversé de vastes lieux ténébreux, royaume du Vide, ils arrivèrent dans un espace indéfini. Le plafond, peut-être voûté, devait être très haut car ils n’en percevaient pas les limites. De toutes parts, des silhouettes humaines se déplaçaient furtivement.
La Sibylle, sans mot dire, lui indiqua en pensées : « Maintenant que tu es mort et que tu es descendu jusqu’au seuil du monde des ombres, on va peser tes viscères, c’est-à-dire peser tes actions. N’aies crainte car tu es un homme bon. Mais ne t’impatiente pas. Avance sans hâte. »
Il se rendit compte que ces phrases qu’il « entendait » en son intérieur guidaient ses pensées et ses pas. Il sentit comme une caresse d’encouragement puis entendit :
« En premier lieu, tu vas payer les gardiens avec ce rameau d’or que tu m’as rapporté. Cet acte de bonté envers moi t’a ouvert les portes jusqu’ici. Puis, tu entreras dans le feu et tu te souviendras des souffrances que tu as infligées à d’autres dans la chaîne de l’amour. Tu verras ceux que tu as maltraités et ne sortiras, purifié, que lorsque tu te seras réconcilié. Appelle par leur nom ceux que tu as outragés, et prie-les de te laisser voir leur visage. S’ils accèdent à ta demande, écoute attentivement leurs conseils parce qu’ils sont aussi doux que des brises lointaines. »
Il se retourna pour lui confier son désarroi mais elle avait disparu. Il comprit que son guide l’avait conduit jusqu’ici mais ne pouvait agir à sa place. Alors tant pour fuir l’obscurité environnante que pour se concentrer sur la difficulté de ce qui lui était demandé, il ferma à nouveau les yeux.
Il retint un cri de terreur à la vue d’un immense chacal qu’il prit tout d’abord pour un loup. Ouvrant les yeux subitement, il constata que la bête était au dedans et au dehors de lui. Son effroi disparut aussitôt lorsqu’il plongea son regard dans les yeux de l’animal dans lesquels il ne perçut qu’une immense compassion.
Une voix grave et profonde s’adressait à lui : « Ici, il n’y a pas de menace d’outre-tombe, pas d’auto-flagellation. Il n’y a aucune raison de croire que tu es un être malveillant. Nous sommes ici pour équilibrer une balance et mettre du poids sur le plateau des actes beaux et bons. Remercie sincèrement d’avoir vu ces visages et suis-moi. Nous allons traverser des couloirs obscurs et je te conduirai à une chambre où sont gardées les ombres de ceux à qui tu as porté préjudice au cours de ton existence. Tous se trouvent dans la situation de souffrance où tu les as laissés. Répare en faisant preuve de bonté, réconcilie-toi et embrasse-les un par un avant de partir. »
La présence de cet Anubis hors du temps lui donnait du courage pour accomplir ce pour quoi il était venu. Il le sentait fort, sage et bon. Il comprenait qu’il ne s’agissait plus ici de la justice des hommes mais d’un équilibre à rétablir.
Soudain, il se rendit compte qu’il était allongé sur un autel, le grand chacal noir tendrement penché vers lui :
« Suis maintenant la torche de ton guide qui sait t’amener sur les lieux de tes naufrages, là où les choses sont irrémédiablement inertes. Ô ! Monde des grandes pertes, là où les sourires, les charmes et les espoirs sont ton poids et ton malheur ! Considère attentivement la longue chaîne de tes échecs et, pour ce faire, demande au guide d’éclairer lentement toutes ces illusions. C’est avec toi-même qu’il faut te réconcilier. Pardonne-toi toi-même et ris. Tu verras alors comment, de la corne des rêves, surgit un vent qui emporte vers le néant la poussière de tes échecs illusoires. »
Tout à coup, la scène changea complètement. La Sibylle était à nouveau là près de lui. Toujours sans mot, elle lui fit entendre : « Il te faut maintenant me suivre dans la forêt obscure et froide. Tu dois me faire confiance, car je suis celle qui porte la torche de la sincérité. »
Elle le conduisit alors jusqu’à une grotte profonde. Des formes hostiles semblaient en défendre l’accès. La Sibylle l’incita au courage et dans un élan pour l’aider, réussit à émettre de sa gorge des sons incompréhensibles qui éloignèrent de l’entrée les ombres malveillantes. Elle approcha alors sa torche de grands corps de marbre, qui gisaient là depuis une éternité. Il reconnut ceux qu’il n’avait pu embrasser.
« Essaie encore, lui intima-t-elle, quand ton sentiment sera vrai, les statues se transformeront en êtres humains qui te souriront et te tendront les bras en un hymne de remerciement. »
Il se retrouva seul, ne ressentant nulle hâte mais envahi de la profonde nécessité de faire ce qui lui était recommandé. Il parvint à s’approcher, ses mains tremblèrent lorsqu’il voulut les toucher. Son cœur chavira lorsqu’il comprit qu’il pouvait redonner vie à ce qu’il avait lui-même statufié… Une vague de soulagement et de bien-être emporta toute son âme, et une lumière indicible se répandit à l’intérieur et tout autour de lui…
La Sibylle apparut une fois encore, comme si elle n’avait jamais quitté les lieux. Très ferme dans ses injonctions, elle lui fit savoir qu’ils devaient maintenant rapidement quitter la grotte et qu’il ne devait regarder en arrière sous aucun prétexte. Il dut lutter pour obtempérer car cette réconciliation avait été si douce qu’il aurait aimé rester dans cette énergie pleine de cette tendresse qui l’avait enveloppé…. Mais il se soumit aux directives de sa docte compagne. Il devait retourner auprès du grand chacal.
« Maintenant, regarde ton cœur sur le plateau de la balance : il est plus léger qu’une plume. », lui dit Anubis avec bonté. « En te réconciliant avec ton passé, tu as beaucoup reçu. C’est assez pour prétendre plus, pour le moment. Mais si ton ambition te menait plus loin, tu pourrais rentrer dans la contrée des vivants en complétant l’acte de bonté que tu as entamé envers la Sibylle. Tu as su l’entendre. Maintenant écoute ce qu’elle aura toujours à te dire. »
Le retour étrangement se fit très rapidement, par l’une des Portes du Sommeil qui était d’un ivoire resplendissant. Il sut que c’était par-là que les Mânes envoient vers le ciel l’illusion des songes de la nuit… Juste avant de franchir la porte, il aperçut au loin la Sibylle. Il lui fit entendre depuis le tréfonds de son âme qu’il acceptait son destin, qu’il retournait le cœur empli de gratitude vers la routine des jours, vers la douleur de l’homme et sa joie simple…
Alors, il entendit une voix, la voix de la Sibylle, comme sortie du ventre de la terre, ni féminine ni masculine, une voix dans laquelle toutes les tonalités étaient présentes, une voix douce et forte à la fois. Tout l’espace environnant fut empli de ces mots :
« C’est depuis ton monde d’illusions mais aussi empli d’intentions que tu dois désormais agir pour faire basculer les plateaux de la balance. Par ton acte de bonté, tu as redonné force à mon Dessein : pour toujours je suis en toi. Fais que tes frères humains apprennent à se rendre eux aussi au cœur d’eux-mêmes et de là puissent entendre les enseignements et acceptent les avertissements… »
Puis elle s’en fut, grandiose, sans âge et sans visage, comme on la lui avait décrite…