Il ne parvenait pas à s’endormir, encore très agité.
Ces nouvelles découvertes scientifiques remettaient tellement en question tout ce qu’ils avaient cru jusqu’à ce jour, qu’elles auguraient d’un grand chambardement dans les façons de penser et de concevoir le monde. Et d’ailleurs, « le monde » était-il prêt à cela ? Lui-même chancelait parfois devant tant de variables. Et le fait qu’on affirmât désormais que « l’observateur, – c’est-à-dire lui -, acquiert une fonction active par rapport au phénomène qu’il observe, plus encore, que la conscience humaine est une fonction qui sera décisive pour l’existence même du phénomène », mettait à mal ses croyances.
Il s’était orienté vers les sciences pour contribuer à leur apport à l’humanité : accumuler, clarifier et développer le savoir en cherchant à démontrer la « vérité ». Or, plus on développait les connaissances, plus on mesurait l’étendue de l’ignorance humaine et moins l’on savait ce que pouvait être la « vérité ». C’était désespérant à la fin !
Il finit par s’endormir, las de ces élucubrations qui le faisaient tourner en rond…
Il se retrouva soudain dans un espace connu, cette immense cour à l’université qu’il affectionnait particulièrement. Il y avait passé des heures à lire et à étudier, réfléchissant à l’ombre des grands arbres centenaires, observant souvent à la dérobée ses congénères en quête de savoir. Maintenant, l’endroit était absolument désert. La lumière était très tamisée, comme opaque, et le silence tout à fait inhabituel, surtout du fait qu’il semblait « habité ».
Soudain, un son aigu et continu, semblant provenir d’au-dessus de sa tête, le poussa à lever les yeux vers le ciel. Un étrange objet qui semblait de métal, dont il ne parvenait pas à définir la forme, descendait vers lui. Un clivage s’établit en lui : l’étrangeté du phénomène aurait dû le questionner, mais il remarqua au contraire qu’il était comme en attente de cette chose. Il distingua enfin comme un grand tube métallique qui se plaça juste au-dessus de lui, sembla s’élargir encore et finit par descendre en l’englobant dans la forme. Il se trouvait maintenant à l’intérieur d’un immense monolithe d’acier et pourtant, il continuait d’attendre sans crainte.
« Le voilà ! », se dit-il. Mais s’il n’était pas surpris, il était en revanche stupéfait. Car le personnage qui apparut était haut en couleur, un chapeau qui semblait vivant sur sa tête tellement il gigotait, une veste trop grande pour lui avec des poches immenses, une démarche tantôt chaloupée tantôt sautillante. « Il tient plus du titi parisien que du sage », se dit-il. Comme s’il lisait ses pensées, l’autre éclata de rire. « Tu attendais un sage ? Non, je suis le magicien de Galactée, le vendeur de glaces étoilées, celles qui, quand on les déguste, soulèvent le voile de tes illusions. Tu veux manger de mes glaces ? ». Il en était certain : il ne l’avait pas vu bouger les lèvres et ce n’était pas un son de voix qu’il avait entendu. Le personnage irradiait une joie malicieuse qui lui fit ressentir encore plus son manque d’entendement, comme s’il était dans un univers tellement étranger qu’il n’en comprenait ni le langage, ni les codes, ni les comportements. L’autre continua sa drôle de sarabande attendant de lui manifestement quelque chose. Se sentant aux frontières d’une déstabilisation qui fait perdre la raison, il décida de se laisser faire.
Alors le magicien, arborant une allure théâtrale, sortit soudain de sa poche un cornet glacé, le jeta entre eux deux et une petite table surgit de nulle part. Il plongea à nouveau la main dans l’autre poche et jeta deux petites boules de glace qui se transformèrent en petits tabourets instables. Enfin, presque solennel, il extirpa tout doucement une petite sphère de cristal de sa large veste, la transforma en un jeu de cartes et, devant l’œil désarçonné de son unique spectateur, éclata d’un grand rire.
La malice luisait si fort dans ses yeux que l’autre se demanda s’il se moquait de lui. Il lui fit alors un clin d’œil qui paradoxalement le tranquillisa en profondeur et, toujours des yeux, lui indiqua le jeu de cartes. De nouveau, quelque chose qui ressemblait à un langage lui parvint et lui était étrangement tout-à-fait compréhensible. « Mais d’où me parle-t-il ? », se demanda le scientifique, se sentant de nouveau très stupide. Un autre clin d’œil lui indiqua les cartes. « Quoi ? Les cartes me parlent et je comprends leur langage ? » Il découvrit avec stupéfaction qu’il s’agissait d’une espèce de tarot, aux dessins très stylisés, comme réduits à de simples traits fins et aux formes de grande élégance. Fasciné et cessant cette fois véritablement toute opposition, toute lutte, tout vouloir, il se mit à écouter comme il savait le faire lorsqu’il engageait toute sa curiosité. L’autre, alors très sérieux, commença à manipuler les cartes en tous sens et à grande vitesse. S’arrêtant un instant, une question sembla flotter dans l’air : « tu comprends ? ». « Oui, oui », répondit-il haletant d’impatience. Car il se rendait compte qu’on lui révélait là des choses essentielles de très grande importance, il voyait. Les cartes reprirent leur course folle, mais il les suivit le plus simplement du monde et le voile s’ouvrit sous ses yeux : il comprit l’ordonnancement et les lois de l’univers, il embrassa toute la signification de la vie, sa provenance et sa direction… Nouvelle suspension : « Tu vas te souvenir ? » « Oui, oui, bien sûr », répondit-il précipitamment, encore plus assoiffé d’en voir davantage. Il se hasarda à formuler mentalement une question : « Qu’est-ce que la matière ? ». Et il ressentit immédiatement avec tout son être que la question était ridicule. « Comment allons-nous dire ce qu’est la matière s’il s’agit de phénomènes observables une seule fois ? ». Il ressentit que le magicien n’était pas content. « Mais qui ça « nous » ? », ne put-il s’empêcher de penser. « Tu vas te souvenir ? » « Oui, oui », répondit-il cette fois moins sûr de lui mais, de fait, encore plus à l’écoute. Le magicien satisfait du changement d’attitude mentale, eut un petit sourire énigmatique. Alors le mouvement des cartes s’accéléra encore. Il vit trois plans. Tout sembla se dimensionner autrement autour de lui et, étrangement il en eut la même sensation intérieure. Il se produisit comme un saut élastique et il sut d’emblée, d’expérience, que le temps n’existait pas. Il fut alors happé dans ce non-temps, comme s’il entrait dans un vortex…
Il se réveilla haletant, comme s’il avait couru longtemps et pleura presque instantanément du désespoir de ne pas se souvenir… Son amie se réveilla aussi, intriguée par les sanglots de cet homme qu’elle n’avait que très rarement vu pleurer. « Tu as fait un cauchemar ? », lui demanda-t-elle. « Oh non, un rêve merveilleux, merveilleux ». Il lui raconta le peu dont il se souvenait : l’université, le tube d’acier, le bonhomme au chapeau vivant, les cartes tellement bizarres et l’indescriptible : « J’ai tout vu, tu comprends, tout ce qu’on ne sait pas encore, tout ce qu’on croit et qui n’est pas ainsi, tout ce qui est et qui viendra, j’ai vu comment et pourquoi tout fonctionne, dit-il les yeux rayonnants d’une lumière inhabituelle, … et je ne m’en souviens pas, je ne m’en souviens pas !, termina-t-il dans un soupir. Je lui avais pourtant affirmé que je m’en souviendrais… »
Son amie retint son souffle en l’écoutant, elle savait qu’elle vivait là un moment très particulier avec cet homme habituellement si rationnel. Elle remercia en son for intérieur que l’intensité de ce vécu ne laissât pas de place, pour l’instant, à la rationalisation. Elle redoutait le sempiternel « ce n’est qu’un rêve ». Sans faire mention de ses réflexions, elle se contenta finalement de lui suggérer d’écrire ce dont il se souvenait.
Elle, elle était artiste, elle sculptait. Généralement, elle prenait le temps de s’immerger en son intérieur, accédait à ce qu’elle appelait son palais de silence et là, elle écoutait. Elle n’attendait rien de particulier, elle ne savait même pas ce qu’elle écoutait. Elle savait juste qu’elle devait écouter. Elle savait aussi qu’en fait, elle n’entendrait rien, mais qu’ensuite, de ses mains, surgirait ce qui devait être.
Ce jour-là, son immersion en elle-même eut une profondeur inhabituelle. Elle s’en rendit compte seulement par le fait qu’en ouvrant les yeux, elle fut surprise de se trouver là dans son atelier, avec la sensation de revenir de très loin et se félicita que la vue imprenable sur le lac argenté lui permit de se ré-ancrer avec délice dans ce monde-ci.
De ses mains surgit un sage blanc. Tandis que ses mains virevoltaient, tantôt légères, tantôt pénétrant en profondeur l’argile douce, le visage d’une femme surgit dans son esprit. Elle était à genoux, pleurant devant cette petite sculpture d’argile, reconnaissant en elle un guide venu la visiter en rêve… Perdue dans cette représentation inattendue, l’artiste se rendit à peine compte que le sage avait pris forme et presque vie sous ses mains. Assis en tailleur, le dos très droit, vêtu d’une toge blanche, il tenait en ses mains un petit creuset en terre. Il avait le visage très allongé, ses traits de grande élégance lui conféraient une telle identité qu’on avait envie de le nommer. Ses yeux semblaient comme mi-clos mais ils étaient en fait très en rétroversion, comme s’il regardait en lui-même. On n’y distinguait pas la pupille, pourtant il semblait émaner d’eux comme une clarté issue des profondeurs…
Elle osa commenter ce jour-là cette expérience à son ami. Elle savait qu’ils recherchaient tous deux comme une espèce de vérité définitive, elle savait que leur voie pour s’en approcher n’était pas la même mais elle avait confiance qu’aujourd’hui, il pourrait admettre ce que d’habitude il rejetait : les arts accomplissent la fonction d’interpréter et de transmettre socialement des intuitions émotives de la « réalité ».
Quelques mois plus tard, il était venu assister au vernissage de l’exposition de son amie. Elle avait longtemps hésité à y faire figurer le sage blanc, car il ne ressemblait en rien à ce qu’elle produisait généralement. Aussi l’avait-t-elle installé un peu à l’écart des autres pièces mais visible dès l’entrée.
Il était tôt, on venait tout juste d’ouvrir les portes. Il la prit tendrement par les épaules en lui demandant si elle était calme et tranquille. Elle allait lui répondre lorsqu’elle s’arrêta net : « Regarde, lui dit-elle ». La première visiteuse s’était agenouillée devant le sage, bouleversée d’émotion, ne pouvant retenir des larmes de remerciement profond… Elle retint son ami qui allait se diriger vers la femme en pleurs. « Laisse-la, lui dit-elle, ce sont des larmes de reconnaissance. Ce ne sont pas tout-à-fait les mêmes que les tiennes après ton rêve, car elle, elle pleure parce qu’elle se souvient de tout ».
Un grand silence se fit. La femme les aperçut, troublée car elle n’avait pas remarqué leur présence. « Excusez-moi, je… il… », bafouilla-t-elle. « Racontez-nous qui il est » demandèrent-ils en même temps.
Elle raconta son rêve de la veille, alors qu’elle s’était endormie en cherchant des réponses et peut-être même une certitude quant à la transcendance. Ce sage blanc lui était apparu et, sans mot dire, lui avait fait sentir que le temps n’existait pas, que dans le non-temps se rencontreraient et se rencontraient déjà tous les chercheurs de vérité, s’ils avaient l’âme pure des explorateurs en mesure d’accueillir le sacré. Il avait dit aussi que la Divinité se plaisait parfois à matérialiser dans notre temps des Signes que l’on reconnaîtrait comme émanant de son Immensité…