Elle… était devenue fille de la colline après s’être éloignée des centres urbains et de leur perpétuelle cacophonie. Elle s’était pourtant véritablement investie dans l’activité des hommes, elle avait partagé aussi leur course folle… Mais elle avait senti peu à peu se distiller en elle une certaine amertume, en particulier face à la petitesse des exigences humaines. Elle avait ressenti alors l’impérieuse nécessité de revenir à une vie éloignée des mondanités et des règles à suivre de tous types, à une vie plus en lien avec la nature généreuse qui lui réapprendrait à s’émerveiller.
Au cours de ses longues promenades dans le maquis et dans la forêt, elle s’était peu à peu apaisée et, ressourcée, elle avait pu parvenir à une contemplation quotidienne. Elle aimait s’arrêter sur la diversité des insectes qui la fascinaient, s’approcher toujours plus près des sangliers et s’attendrir sur leurs portées, écouter des heures durant les chants polyphoniques des oiseaux. Elle ne s’effrayait plus des couleuvres qu’elle avait pris autrefois pour de dangereux serpents. Elle se surprenait à parler avec tous ces animaux et elle avait aussi la sensation d’entrer en communication avec les arbres. Elle s’amusait à tendre ses joues, comme eux leurs bras, vers la lumière du soleil et se plaisait à danser à l’ombre de leurs branches et à jouer avec la lumière frissonnante et dorée de la fin des chaudes journées d’été.
Elle était devenue radieuse comme si cette lumière alentour l’avait pénétrée et qui la croisait sur son chemin recevait d’elle comme une vague chaleureuse et réconfortante. Car elle avait aussi la douceur de la brise et avait appris à être aussi légère que la poussière des longs chemins qu’elle parcourait sans cesse…
Mais elle s’agaçait toujours de l’irrespect des hommes envers « sa » colline, tonitruait contre les chasseurs et on l’entendait parfois vociférer de très loin. On la disait alors rebelle et capricieuse… Qu’elle ait pu ainsi s’éloigner de la vie sociale et de la ville avait également engendré d’autres types de rumeurs à son sujet. Vivre ainsi, à moitié sauvage, et parler aux arbres et aux animaux… Il fallait bien qu’elle soit un peu sorcière !
Les années passèrent et peu à peu, on ne sut plus rien d’elle. D’aucuns disaient l’avoir vu parcourir la colline en sautant comme une gazelle et s’étaient effrayés de ses danses endiablées… D’autres, plus audacieux, s’étant approchés plus près, parlaient d’elle comme d’une Esmeralda dansante, offrant son sourire lumineux à ces regards indiscrets. Quoi qu’il en soit, pour l’apercevoir désormais, il fallait faire preuve d’une grande patience et avoir le secret désir de la voir danser.
Lui…Depuis longtemps banni des communautés des hommes, il s’était réfugié aux confins de la forêt, y trouvant sa nourriture et le repos. C’était un centaure, revenu des plus anciens mythes pour éclairer la quête des hommes. Mais ceux-ci dans leur ignorance et dans leur peur viscérale de la différence n’avaient su ni l’accueillir ni l’écouter. Pour eux, il n’était ni homme, ni cheval et cette nature improbable et donc monstrueuse les terrifiait. Il avait dû fuir.
Parfois, à l’aube, des promeneurs en quête d’inspiration, avaient aperçu subrepticement cette silhouette si étrange. Avaient-ils vu un homme avançant avec fierté, le torse droit irradiant de force ? Ou un cheval rapide comme le vent, insaisissable comme l’air ? Un enfant, un jour, osa affirmer dans le village avoir vu le Centaure, si beau, si fier. « C’est un guerrier, avait dit l’enfant, un guerrier sauveur. ». « Une erreur de la nature, lui avaient rétorqué les anciens, un monstre. On ne doit pas le laisser approcher nos enfants. »
Par un été très chaud, leurs pas les conduisirent l’un et l’autre à l’aire des lacs de la colline. Tous deux y cherchaient l’eau et l’ombre, la douceur des pentes, la fraîcheur des bosquets restés verts en cet endroit. Nul humain ne fréquentait la région qui était connue pour être la scène d’étranges phénomènes lumineux, en particulier la nuit.
Il la vit et s’arrêta, sans plus émettre un souffle. Elle s’apprêtait à se baigner et entonnait un chant d’une admirable pureté. Il sentit une étrange émotion, comme la certitude de la connaître depuis toujours. Il ressentit immédiatement son immense générosité, la vie trépidante en elle, sa relation intime aux éléments qui l’entouraient. Tout semblait à son contact se colorer de jaunes et d’or. Mais qui était-elle ? Il frémit de l’espoir auquel il avait presque renoncé : rencontrer la Princesse nourricière du Soleil…
IL devait se purifier pour l’approcher. Comment ne pas l’effrayer elle aussi ? Comment rendre son pas léger quand le moindre de ses mouvements dégageait une telle force engendrant souvent la peur ? Il attendit que le soleil déclinât à l’horizon et se para alors de son habit couleur d’argent. Puis, prudent, il s’approcha doucement…
Elle le vit, suspendit son chant. Elle écouta de toute son âme. Accoutumée aux différents dangers de la colline, elle n’en ressentit aucun. Il était là, immobile, resplendissant, la contemplant. Était-il le Prince de la Lune dont elle avait rêvé il y avait si longtemps ?
Elle ne faisait plus un geste et n’émettait plus un son ; son cœur tambourinait d’exaltation… Il n’osait aucun mouvement mais son âme virevoltait, joyeuse, autour de celle qu’il avait reconnue.
Leurs regards maintenant fixés l’un à l’autre, ils purent s’approcher. Ils se parlèrent ainsi, les yeux dans les yeux, se contant sans un mot leur reconnaissance mutuelle. Pourtant, rien ne les prédisposait à cette attraction, ils semblaient même contraires en tous points. Ils entamèrent une sorte de danse silencieuse, tournoyant lentement l’un autour de l’autre, s’observant, se séduisant aussi.
Ils comprirent dans ces doux mouvements d’approche que chacun d’eux était en train de se préparer à recevoir l’autre comme étant son opposé… Dès le premier effleurement, ils vérifièrent que l’autre était le complément… Une intuition millénaire leur emplit le cœur et l’âme : mêlés l’un à l’autre, ils seraient enfin entiers, complets.
Leur danse se fit alors plus langoureuse, toute de sensualité, toute empreinte de sacralité… Le temps s’arrêta, quelque chose les reliait, plus ancien qu’eux-mêmes, plus fort que leur volonté respective. Ils surent que ce sentiment singulier de reconnaissance ancestrale allait les transporter jusqu’aux confins de l’univers, qu’ils iraient jusqu’à se confondre avec les déserts et s’abandonner à la terre.
Ils s’unirent. De tant d’amour, la colline tout entière tressaillit, les arbres frémirent, les oiseaux firent silence…
Mais de grands cris éclatèrent tout autour d’eux. « Ils sont là, ensemble, la sorcière et le monstre, attrapons-les ! »
Ils comprirent immédiatement le danger ; il l’invita à monter sur son dos et ils entreprirent une chevauchée fantastique à travers la forêt… Cette course les enivra plus encore. Lui ne se sentait plus seul, il avait soudain la force des Titans, rien n’aurait pu l’arrêter. Elle voulait plus que jamais sauver la vie de l’autre et était prête pour cela à donner la sienne.
Ils avaient rapidement distancé leurs poursuivants menaçants, mais il galopait encore avec ravissement, la sentant si légère sur son dos ; elle buvait l’air qui fouettait son visage, goûtant la vitesse, se délectant tout en même temps des couleurs changeantes du ciel, tout là-haut au-dessus des arbres.
Une voix, qu’ils ne purent localiser, interrompit leur course… De cette voix d’outre-temps émanaient une grande puissance, maîtrisée, et une grande bonté.
« Puisque vous l’avez si ardemment souhaité, vous ne ferez plus qu’un. Puisque vous l’avez osé, ensemble vous transcenderez. Désormais, votre Dessein commun sera d’être dans le monde la matérialisation de l’Amour, vous aurez à le faire rayonner dans sa dimension temporelle en faisant ressentir son intemporalité.
De votre union ne naîtra pas la vie humaine mais l’espoir de la vie au-delà de la vie. Si vous réussissez, vous serez le rayonnement de l’Amour qui soulève et transporte, de l’Amour qui rassure et renforce, de l’Amour qui teinte tout à son contact, de l’Amour qui inspire, de l’Amour qui transcende.
Compagnons de serment inaliénable, vous serez alors porteurs de ce sentiment immuable dans l’impermanence de votre condition humaine.
Marchez encore plus avant au cœur de la forêt. Là-bas, plus haut, se trouve un temple remarquable, invisible pourtant aux yeux des humains. Les dieux y assistent et bénissent les unions sacrées. Rendez-vous sans délai en ce lieu vénérable. Priez pour qu’on vous accorde l’entrée. Ne craignez pas la pression ni la puissance de la lumière.
Quand vous serez si intimement unis qu’on ne pourra plus vous distinguer ni vous dissocier, une immense aile noire vous soulèvera et vous emportera jusqu’au firmament. Là, vous saurez et serez. »
Alors, ils se rendirent au temple. Ils y étaient attendus. Ils s’immergèrent dans le feu brûlant de leur passion millénaire. Ils savaient que pour se fondre entièrement, il leur fallait s’en remettre totalement l’un à l’autre, s’abandonner à ce qui les traversait et ne leur appartenait pas ; ils devaient renoncer à toute lutte intérieure, toute opposition et tout vouloir…
Lorsque l’aile noire annoncée les emporta au-delà de toute apparente limite, des milliers de petits éclats métalliques emplirent le ciel, se mêlant et se confondant aux étoiles.
Ils restèrent là longtemps, à la fois tout là-haut, mêlés à ce vaste univers, et ici-bas pourtant, distincts l’un de l’autre et cependant unis à jamais, conscients de leur double nature, humaine et divine. Ils avaient ensemble franchi une limite qui, au-delà de l’Extase, les avait conduits à la Connaissance. Cet Amour n’était pas à eux, il était ce qui était passé par eux, il n’était pas engendré d’eux, il était engendreur, et seule cette Force était capable de transformer le monde.
Acceptant leur destin, ils savaient qu’ils devraient retourner d’où ils venaient, qu’ils y recevraient l’offense et le salut fraternel, ce qui ne changerait rien au fait que leur Dessein désormais était d’inspirer les hommes.
Ce qu’ils ignoraient encore, c’est qu’ils étaient détenteurs d’une Force nouvelle : dans l’épreuve, ils se souviendraient de ce chant vécu qui renaîtrait en eux à chacun de leurs appels.