Elle… était heureuse. Et même très heureuse. Elle ne cessait de s’étonner du fait que les gens autour d’elle mettaient souvent en doute une telle affirmation. On l’avait même dite prétentieuse de clamer une chose pareille ! C’était comme si les gens croyaient que le bonheur n’était pas possible, comme s’il s’agissait de quelque chose que l’on poursuit en vain. Ou bien comme s’il était indécent de dire que le bonheur est possible dans un monde où tant de gens souffraient tellement.
Quoi qu’il en soit, malgré les réactions multiples, elle continuait d’affirmer qu’elle se sentait heureuse. Ce n’était pas un bonheur naïf, elle avait connu des moments plus sombres, et même très noirs. Mais elle n’oubliait pas que cinq ans auparavant, elle avait pris une profonde décision, elle avait fait un choix pour la vie justement. Et depuis lors, elle n’avait cessé de travailler en ce sens, prenant des risques et posant des actes concrets en vue de dépasser le mal-être. Car pour elle, il demeurait indéniable qu’on n’était pas là pour souffrir. Et lorsque la souffrance se présentait, elle savait qu’elle avait la même fonction que la douleur quant au corps : indiquer un dysfonctionnement. Et de même qu’on se félicitait des avancées de la science et de la médecine qui permettaient de faire reculer la douleur, un jour, on ne valoriserait plus la souffrance comme s’il s’agissait d’un mérite ; un jour, on ne confondrait plus les difficultés et la contradiction intérieure, véritable labyrinthe sans issue. Un jour, on s’attacherait au progrès humain en ce sens. Il y aurait même à l’avenir des légendes et des contes qui expliqueraient comment les nouveaux héros avaient vaincu cette ombre…
Pour faire grandir le bonheur, elle avait su faire de la place à la contemplation de la beauté sous toutes ses formes. Elle savait désormais se poser pour admirer. Elle aimait l’art, la nature et les gens… Elle trouvait un plaisir particulier à s’oublier dans l’immensité des ciels étoilés, se perdre dans les branches emmêlées des grands arbres des forêts et marcher des heures sur les plages désertes en hiver. Elle aimait les sourires ébahis, les visages illuminés par l’émerveillement, les regards emplis de tendresse.
Mais il arrive que les ciels les plus éclatants se couvrent parfois de gros nuages noirs desquels surgissent de violents orages.
C’était une de ces fins de journée un peu grises, la bruine avait fait fuir les quelques promeneurs aventureux et elle marchait seule sur cette immense plage déserte de la côte atlantique. Elle se disait que le soleil percerait peut-être ces nuages et décida de prolonger sa promenade. En vérité, quelque chose l’appelait. Elle ne savait pas quoi. Elle marchait lentement, son regard jouant tantôt avec les mouettes gourmandes à l’affût de quelques miettes, tantôt avec la ligne de l’horizon, changeante dans ses couleurs et ses formes. Soudain, un éclat de lumière, fugace, attira son attention. Elle fixa alors son regard sur la plage, là où la mer venait de se retirer. Des galets en tous genres, polis par les vagues, des bris de coquillages, des algues…c’était peut-être un bris de verre… Continuant de laisser vagabonder ses pensées, elle se réjouit que le soleil perçât enfin, comme elle l’avait souhaité… Et de nouveau, elle remarqua cet éclat de lumière. Elle s’approcha de l’endroit d’où il semblait provenir, se pencha pour ramasser une pierre arrondie, comme polie sur l’un de ses côtés, rugueuse et en arêtes de l’autre côté. Elle s’amusa de cette double sensation dans ses mains, regarda à nouveau la pierre et la surprise lui arracha un cri : un grand reflet bleu venait de lui apparaître, depuis l’intérieur de ce drôle de caillou. Intriguée, elle ne se préoccupait plus que de lui. Le manipulant doucement, elle poussa une seconde exclamation : cette fois, c’était un reflet doré, lumineux qui surgissait de la pierre. Elle était émerveillée, fascinée. Encore un petit mouvement imprimé au minéral, et voilà qu’il renvoyait des éclats que l’on aurait dit d’or. Ce n’était pas possible qu’il reflétât ces couleurs, Où aurait été la source de ce bleu foncé d’une telle intensité ? Les éclats étaient à l’intérieur de la pierre, on aurait dit une pierre de lumière.
Soudain pressée, elle rentra chez elle d’un pas vif, serrant la pierre dans sa main comme si elle était détentrice d’un trésor. Elle passa ensuite des heures à la regarder sous tous les angles, sous tous les éclairages…
Elle était totalement absorbée dans cette fascination, lorsqu’on frappa à sa porte. Contrariée dans un premier temps, elle se détendit lorsqu’elle constata qu’il s’agissait de sa meilleure amie, à qui elle s’empressa de montrer sa découverte. C’est à elle qu’elle confiera les jours suivants tous les bienfaits que semblait lui apporter ce cadeau inattendu. « Tu sais, lui dit-elle, c’est incroyable comment ce minéral peut me calmer. Cette pierre semble aussi me protéger. C’est comme si elle adoucissait les maux et les pensées. Et puis, on dirait même qu’elle inspire. Lorsque je la touche avant d’entrer sur scène, je suis transportée… ». « Toi, tu as déjà toutes les chances dans la vie, franchement ce n’est pas à toi que cette pierre aurait dû être donnée ! ».
Elle avait entendu, comme de très loin, la note amère de l’envie dans la voix de son amie, mais elle avait chassé immédiatement cette sensation désagréable, qui s’apparentait à un sombre présage. Nulle rivalité n’avait jamais entaché cette belle relation d’amitié et son amie était aussi une personne heureuse… Peut-être avait-elle pensé à juste titre à d’autres connaissances communes à qui la vie présentait actuellement des épreuves et que la pierre aurait réconfortées…
Des mois passèrent. Sa pierre lui était devenue très précieuse, comme une source à laquelle elle allait boire chaque jour. Elle avait bien remarqué qu’elle lui accordait une importance sans doute disproportionnée mais, après tout, son obsession ne portait préjudice à personne.
Alors qu’elle rentrait d’un voyage assez long, elle fut prise de désespoir en ne trouvant pas la pierre à la place qu’elle lui avait dédiée. Comment était-ce possible ? Rien d’autre ne manquait dans la maison. Elle se précipita chez son amie, lui contant, au bord des larmes, son désarroi. Celle-ci lui répondit que ce n’était pas si grave, qu’elle avait fait des recherches et que cette pierre ne possédait aucun pouvoir particulier, qu’il s’agissait simplement d’un très bel exemplaire de labradorite.
Les jours suivants, elle retourna toute la maison, pensant qu’elle aurait pu la laisser en un endroit inhabituel dans un moment de distraction. En vain.
Ce soir-là, elle allait entrer en scène lorsque son amie se présenta dans les coulisses… « Pour me souhaiter bonne chance », pensa-t-elle. Elle n’en fit rien. Au contraire, elle avait dans le regard une lueur étrange, quelque chose à la fois d’indéfinissable mais en même temps, on y lisait clairement comme un défi, une victoire, une vengeance même… Elle sut, dans l’instant, que c’était elle qui avait pris la précieuse labradorite. Le monde sembla se dérober sous ses pieds. Elle eut la sensation que tout son corps brûlait, comme si on lui avait jeté de l’acide. Il fallait pourtant qu’elle entre en scène… Alors elle se laissa faire, renonçant à toute lutte, toute opposition, tout vouloir. Le cœur dévasté cependant, les yeux hagards, elle se jeta dans la danse, elle dansa pour oublier, elle dansa pour sortir de son corps, elle dansa comme l’on meurt, elle se laissa totalement emporter dans cet élan désespéré de l’âme, oubliant le public, le lieu, le jour, le temps.
Ce sont les fleurs brandies devant elle qui la ramenèrent à la réalité : ils applaudissaient à tout rompre. Elle la vit au loin et sut son amertume. Elle éclata en sanglots.
Les années passèrent. Elle avait quitté la scène mais pas la danse qu’elle pratiquait en dilettante, ne continuant de danser que pour elle-même. Elle avait tenté d’oublier mais elle avait renoncé à se mentir ainsi à elle-même. Comment aurait-elle pu oublier ce qui avait porté atteinte à ce qu’elle avait de plus sacré : l’amitié qui était une valeur de la vie depuis l’enfance, la danse qui était l’expression de son inspiration et cette pierre en qui elle voyait la lumière, qu’elle avait adoptée comme source d’inspiration ?
Elle sentait qu’elle avait enfoui une amertume sombre au fond de son âme. Voulant s’en guérir, elle s’était demandé quelle partie d’elle-même devait être remise en question, reconnaissant être entrée avec cette pierre dans une véritable possession obsessive. Elle observa que dans son bonheur éclatant, elle avait pu être inconsciemment arrogante et constata qu’elle s’était parfois montrée peu disponible aux autres, prise par ses « fantastiques » projets. Cette amie en avait peut-être développé de la rancœur à son égard. Elle avait vu aussi le manque de modestie, le manque d’humilité et l’orgueil. Elle savait que tout cela était sa part à elle dans la trahison de l’autre. Mais tout cela n’avait pas suffi à ce qu’elle se sente réconciliée en profondeur.
Sept ans plus tard, ses voyages la conduisirent sur cette grande plage où elle avait découvert la pierre quelques années auparavant. Elle sourit tristement à ce souvenir… et son sourire se figea lorsqu’elle vit au loin le même reflet éclatant que quelques années auparavant. « Cela ne se peut », se dit-elle. La pierre était encore plus fascinante, ses éclats intérieurs bleu, vert et or dessinaient des formes nettes, le soleil la rendait éblouissante. Elle s’en saisit en tremblant, le cœur palpitant de surprise de cette nouvelle rencontre et la pierre merveilleuse sembla dissiper en un instant le voile sombre du passé.
Durant une année entière, elle en cacha soigneusement l’existence, jouissant en secret des émerveillements générés par les reflets bleus et or. Mais elle sentait bien que quelque chose de sombre était tapi en elle.
Lorsqu’elle vit son amie d’antan, penchée vers la pierre qu’elle avait laissée négligemment près de ses affaires personnelles alors qu’elle s’éloignait pour un instant seulement, son cœur s’arrêta de battre. Leurs yeux se croisèrent ; elle vit le défi dans les yeux de l’autre et elle savait que dans les siens, l’autre ne pouvait lire que la peur de la répétition. Elle entra dans une panique profonde. La peur de perdre à nouveau envahit ses jours et ses nuits. Elle crut perdre la raison. Elle développa toutes les stratégies de fuite possibles. Au fil des mois, elle se rongea le cœur et l’âme et finit par tomber malade. Cet acide distillé goutte à goutte dans tout son être la rongeait et la tuait lentement…
Elle s’éloigna alors de tout ce qui constituait son passé, voulant créer d’autres relations, engendrer d’autres projets.
C’est alors qu’elle le rencontra, comme surgi d’un livre de légendes. Il venait demander l’hospitalité. Il disait marcher, ne possédant rien, allant à la rencontre des gens et de la grâce de Dieu dans toute la création. La chevelure hirsute, la barbe longue et en bataille, la soutane traditionnelle, une croix imposante qui affirmait son obédience, on ne voyait pourtant de lui que deux immenses soleils en lieu et place des yeux. Il irradiait la joie de vivre. Il se posa là quelques jours, priant souvent, riant sans cesse (ou peut-être l’inverse !), fascinant dans son approche du monde et des autres. Ils échangèrent beaucoup de leurs quêtes et de leurs croyances respectives ; ils s’écoutaient en profondeur pour entendre derrière les mots le même désir ardent d’absolu et de transcendance. Mais elle sentait chez lui quelque chose qu’elle n’avait pas : il était libre, libre de toute possession, libre de tout désir de possession et surtout libre de toute peur de perdre.
Plus tard, elle alla lui rendre visite, lorsqu’il fut rentré de son long périple. Sa joie incommensurable fut une véritable source de purification pour elle. Jaillissante comme celle d’un enfant, elle illuminait autour de lui les paysages les plus traditionnels et les plus gris. Ils parlèrent de prières et d’oraisons, de ce monde intérieur où l’on s’immerge et où l’on se rencontre en profondeur. Ils parlèrent de missions et de projets, de ce monde extérieur où l’on était attendu pour faire connaître et découvrir ce que lui appelait le Saint Esprit, ce qu’elle appelait le Profond.
Lorsqu’elle dut partir, il était occupé dans sa communauté. Elle était là dans la petite chapelle silencieuse, cherchant comment lui laisser un message pour le remercier… Elle avait tant à remercier, elle savait que la Joie qu’il incarnait et faisait rayonner de manière permanente avait inondé son âme et influerait désormais ses pensées et sa vie. Elle savait que l’intensité de sa prière avait pénétré sa propre quête et l’avait teintée de nouvelles certitudes. Elle lui écrivit une petite missive… mais les mots sont si réducteurs… Soudain, elle sut. Elle prit la pierre de lumière qu’elle avait toujours avec elle, l’enroula soigneusement dans le papier sur lequel elle avait jeté ses mots de remerciement maladroits et sur le petit paquet, elle griffonna : « Parce que la lumière jaillit de vous comme elle jaillit d’elle ». Ensuite, elle confia à une sœur encore présente dans la petite chapelle le soin de le lui remettre au moment opportun.
Puis elle s’en fut, sentant se déployer en elle une profonde sensation de liberté, doublée d’un remerciement intense.
Quelques jours après, elle reçut de cet homme pieux et joyeux, le message suivant :
« Aujourd’hui, à peine après la Messe, la sœur m’a donné ton symbole lumineux extraordinaire. Une pensée très inspirée, un don merveilleux que j’ai reçu avec beaucoup d’émotion. La lumière dans une pierre… une prophétie et une tâche : collaborer avec l’Esprit Saint pour que la lumière puisse entrer aussi dans les cœurs de pierre. »
Elle déborda de gratitude d’avoir enfin compris la leçon : Tout ce que l’on veut garder altère l’âme, tout ce que l’on a peur de perdre distille un poison mortel pour l’esprit. Tout ce que l’on donne est en soi pour toujours.
Cette pierre au destin si fort devint plus que jamais porteuse de lumière. Elle rayonna de sa présence à chacune de ses méditations. Et parfois, lorsque le désarroi ou la contrariété la surprenaient encore, lorsque le doute l’envahissait ou que sa flamme faiblissait, elle faisait appel à la ferveur de la prière du frère. Ses mots lui revenaient alors : « une prophétie et une tâche ».