Elle avait voulu mourir.
Et maintenant, elle se retrouvait là dans cet immense établissement, divisé en pavillons épars dans un parc magnifique. Les arbres étaient son véritable réconfort dans cet endroit sordide. Elle pouvait converser avec eux tranquillement, les dialogues avec des objets ou avec des personnages imaginaires étant ici des plus communs, personne ne semblait y trouver à redire.
Elle n’était pas folle pourtant, elle le savait. Mais comme elle n’avait nullement l’envie de sortir d’ici, elle se soumettait bien volontiers à la batterie de tests et d’examens qui étaient censés détecter et identifier son « déséquilibre ». Mais personne ne voyait donc l’état du monde ? Personne ne sentait l’abîme entre les aspirations humaines et la déshumanisation de cette civilisation où régnaient l’argent, la violence sous toutes ses formes, l’oppression de toutes parts et même la cruauté dans les relations qu’elles soient dans le monde du travail ou dans la vie affective ? Non, il n’était jamais question de ce chaos-là. C’est elle qui avait un problème, lui avait-on dit. Pire encore, c’est elle qui était le problème !
Alors, elle avait voulu faire cesser la souffrance, arrêter les véritables rouleaux compresseurs qui lui meurtrissaient la tête et ne laissaient place à aucune pensée positive, ne plus sentir cette douleur aiguë au cœur de la poitrine. Elle avait souhaité que tout cela s’arrête…
Et maintenant, elle avait autour d’elle des êtres errants, silencieux ou hurlants, des infirmières affairées, douces et attentives ou bien sèches et autoritaires, des aides-soignantes aux gestes doux ou à la voix tonitruante. Elle n’avait pas quitté le paysage humain, elle en retrouvait même toutes les facettes comme grossies à la loupe, mais cela ne l’effrayait pas car tout ce qui ailleurs aurait été « anormal » était ici considéré comme « très commun ».
Elle redoutait seulement les conversations avec ce médecin qui optait tantôt pour un ton paternaliste – qui lui remémorait comment on traitait les enfants : comme s’ils n’étaient pas doués d’intention – tantôt pour un ton autoritaire et dogmatique, alignant une longue liste de « ce qu’il faut faire parce que c’est comme ça », ou bien encore lui parlait comme si elle n’avait plus d’entendement. En vérité, elle savait parfaitement qu’il n’avait aucunement l’intention de découvrir qui elle était vraiment et encore moins de l’aider à définir qui elle pourrait devenir. Au mieux, son intention était de la faire retourner à une « vie normale ».
Elle avait appris d’autres patients comment ne pas avaler les petites pastilles blanches non identifiées qu’on distribuait cérémonieusement à intervalles réguliers dans la journée. Elle avait appris à se taire, à garder le regard dans le vague, à marcher comme on errait…
De fait, elle se sentait elle aussi en errance… mais si détachée de tout, que rien, plus rien, n’avait d’importance. Quand des pensées trop connues frappaient aux portes de sa conscience, elle se disait à mi-voix : « normalement, je devrais être morte, alors… » Et plus rien pour elle n’avait de conséquence.
Les arbres, ces êtres majestueux aux structures enchevêtrées lancées vers le ciel, la transportaient dans des rêveries agréables. Elle se plaisait à se déplacer sous leur ombre au fil de la journée, se laissant chatouiller le visage par le soleil qui filtrait dans les branches, elle touchait leur écorce et roulait des feuilles dans ses mains des heures entières.
Un jour qu’elle s’était fixé le but de grimper au sommet d’un sapin dont les branches presque à l’horizontal l’invitaient à les gravir une à une, une femme l’avait rattrapée et, sans un mot de reproche, lui avait juste dit : « allons boire un café. »
Elle ne se rappelait pas l’avoir vue ici. Elle l’observait au départ à la dérobée, puis très directement, scrutant sur son visage une intention incongrue qu’elle ne comprenait pas car elle devinait en elle des élans de bonté. Elles traversèrent une grande partie du parc, s’arrêtant ici et là. Sans un mot, cette compagne inattendue lui indiquait du regard un nid d’oiseau, un terrier, des papillons dont la frange des ailes arborait des couleurs éclatantes. Elle filait soudain vers une personne au regard perdu, lui disait deux ou trois mots, parfois esquissait avec elle un pas de danse et, stoïque, continuait son chemin. Elle entonna une berceuse pour une vieille dame qui gémissait seule, assise sur un banc, le regard noyé dans un océan de tristesse. « Mais qui est-elle ? », s’interrogea-t-elle. Elle se surprit à se demander si cette femme dont elle ne pouvait déterminer l’âge, était patiente ou soignante dans l’établissement. Cela la fit sourire ; ce qui immédiatement provoqua un arrêt brusque de la femme énigmatique, qui planta ses yeux dans les siens, comme si elle lui disait : « je t’ai vue ! »
Elles se retrouvèrent sur la terrasse en plein soleil de cette cafétéria qui était plutôt lugubre à l’intérieur, devant le petit café annoncé.
« Alors comme ça, vous avez voulu mourir. C’est intéressant lorsqu’on dépasse ainsi sa peur de la mort », dit-elle.
Surprise et déstabilisée, elle choisit cependant de continuer à garder le silence. L’autre poursuivit, n’attendant visiblement aucune réponse. Son visage était détendu et dans sa voix, aucun ton de paternalisme, de pitié ou de complaisance. Elle se détendit aussi.
« Mais alors, ce qui est encore plus intéressant, c’est de mourir dans de bonnes conditions. Sinon, c’est nul, ça ne sert à rien, tout continue comme avant. » Elle sut qu’elle ne pouvait empêcher son visage de marquer la surprise… mais l’autre enchaîna.
« Vous n’avez plus rien à faire ici, même si les arbres sont de toute beauté. Il est des endroits où l’on meurt bien, dit-elle. Allez au bout de votre tentative. Voici une adresse. C’est un endroit qui peut être très fréquenté, alors débrouillez-vous pour vous y retrouver seule. Cela fait partie des « bonnes conditions ». Et surtout ne manquez pas l’enseignement des maîtres du lieu. » Puis elle se leva précipitamment et disparut…
Elle avait laissé sur la table un petit papier plié sur lequel étaient dessinées deux grandes ailes. Elle n’aurait pu dire s’il s’agissait d’ailes de papillon, de grand oiseau ou d’ange peut-être…
Mais qui était cette femme et que lui avait-elle conseillé vraiment ? D’aller finir de mourir ailleurs ? Pour la seconde fois en si peu de temps, elle sourit. Alors, elle ouvrit délicatement la petite missive élégante laissée-là qui, de fait, ressemblait à une carte d’invitation. Y était décrit un parcours, avec une liste détaillée de trajets en avion auxquels s’enchaînaient des parcours en bus… on l’envoyait à l’autre bout du monde ! À l’étonnement succéda rapidement une espèce de frétillement à l’intérieur d’elle. Avait-elle autre chose à faire que ce voyage inattendu ?
À peine quelques jours plus tard, elle était dans l’avion. Sachant que sa raison pourrait rapidement reprendre le dessus, elle avait décidé d’adopter cette idée saugrenue du voyage à la destination inconnue. Après tout, quand on meurt, on ne sait pas non plus où l’on va !
Le voyage était très long mais elle se rendit compte que son errance avait comme pris forme au fil des vols, des longues attentes dans les salles de transit, dans des gares surpeuplées. Elle avait senti s’installer une distance entre elle et l’agitation autour d’elle, comme si elle se rendait mieux compte de son point d’observation. Elle était un peu comme au spectacle, remarquant les mêmes scènes dans des décors changeants.
Elle se trouvait maintenant dans la dernière partie du trajet. Les passagers étaient calmes et plutôt silencieux dans ce grand autocar qui gravissait lentement mais sûrement une route en lacets. Paradoxalement, les paysages étaient de plus en plus gigantesques alors que la route se rétrécissait. Plus ils montaient, plus la main de l’homme disparaissait dans la composition du paysage. Peu à peu, toute trace de construction humaine disparut. Seuls, la route et les ponts attestaient de l’intention humaine d’atteindre ces vastes contrées désolées.
Elle eut soudain la sensation étrange d’être « revenue aux origines ». Le paysage de montagnes andines était rude et les pentes escarpées tantôt faites d’arêtes aiguës, tantôt de sables glissants ; ces roches millénaires semblaient en perpétuel mouvement. Les couleurs s’alternaient en permanence, passant des ocres aux gris acier, revenant à des verts tendres, pour changer à nouveau en marrons sombres un brin inquiétants. Elle ressentait là une puissance que rien ne peut arrêter et, à la fois, un profond sentiment de protection. Soudain, au détour d’un virage en épingle à cheveux s’ouvrit une vallée plus large au fond de laquelle un lac bleu scintillait de mille feux. Le paysage changea encore tout aussi abruptement lorsque la route se resserra et commença à se faufiler sous les rochers. Au fil de la montée, même la végétation devenait plus rare. Les arbres avaient disparu depuis longtemps, lorsqu’elle constata que le silence était complet dans l’autocar pourtant rempli : les gens dormaient-ils ou bien, tout comme elle, étaient-ils grisés par ce décor dantesque ?
Après avoir passé un pont étroit au fond de la vallée, le regard alors rivé sur les crêtes dont on ne distinguait pas vraiment les cimes, surgit devant ses yeux un ensemble de bâtiments des plus étranges : quelques toits d’un bleu vif qu’on remarquait à des kilomètres, une coupole blanche, dont la pointe effilée surmontait une sphère que l’on eut dit parfaite…
Le chauffeur lui fit signe. « Il faut que vous marchiez un peu jusqu’au portail. L’endroit semble désert mais il y a toujours quelqu’un », lui dit-il.
Elle prit tout son temps pour descendre le chemin caillouteux qui la conduisit vers un portail aux formes inattendues. On aurait dit une porte d’entrée d’un temple zen. Pourtant, si elle se sentait en terres inconnues, elle n’ignorait pas être en plein cœur de la Cordillère des Andes. « Mais qu’importe, se dit-elle, les choses ici semblent ne ressembler à rien d’autre, en même temps qu’elles évoquent le monde entier… »
Un homme à la silhouette fine se tint soudain debout devant elle, arborant un large sourire qui à lui-seul était un mot de bienvenue. Son grand calme était contagieux : elle se sentit étonnamment paisible dans ce paysage si gigantesque qu’il aurait pu être inquiétant. Presque sans mot dire, il l’accompagna jusqu’à une chambre simple mais fonctionnelle, lui indiqua les quelques règles d’usage pratique, lui recommanda de parcourir le Parc, lui souhaita un bon séjour et un bon travail. « Un bon travail ? », s’étonna-t-elle. Il allait disparaître lorsqu’elle osa lui demander :
« Vous êtes le Maître des lieux ?
– Oh non, moi je suis le gardien. Je suis là pour vous accueillir. Mais vous avez une grande chance, eux aussi sont venus vous accueillir… »
Elle suivit son regard et distingua à peine deux énormes rapaces qui planaient en tournoyant très haut dans le ciel.
Elle dormit d’un sommeil de plomb et s’étonna au réveil de se sentir presque joyeuse. Ce jour-là et les jours qui suivirent, elle passa des heures à parcourir les lieux, ne se lassant jamais de ces petits chemins étroits qui semblaient la porter d’un décor à l’autre, alors qu’elle restait dans une périphérie de quelques hectares. Elle rythmait ses journées en fonction du soleil, guettant le matin le premier rayon qui allait frapper la crête juste devant sa petite fenêtre, se surprenant à aller saluer les sommets enneigés des hautes montagnes visibles au loin, se mettant désormais à parler aux pierres et aux oiseaux si nombreux autour d’elle. Son état changeait peu à peu et elle se sentait chaque jour un peu plus vivante. « C’est drôle, se dit-elle, cette dame si bizarre m’envoyait ici pour « aller au bout de ma tentative ». C’est vrai que je voulais mourir il y a quelques semaines… »
Ce jour-là, elle croisa l’homme calme au pas lent et au grand sourire. Il venait la prévenir qu’il devait descendre à la ville, qu’elle pouvait l’accompagner pour ne pas rester seule en ce lieu isolé. Elle se souvint de la recommandation donnée par la mystérieuse femme qui l’avait envoyée ici et l’assura de son désir de rester là, proposant même d’accomplir de menues tâches si cela pouvait être utile. Il insista, précisant qu’il n’était pas recommandé qu’elle restât seule ici. Elle s’obstina, lui disant le bien-être qu’elle ressentait en ce lieu. Dans un soupir, il renonça.
En cette fin d’après-midi, elle le vit de plus près. Elle était là assise à guetter le moment où le soleil semble se retirer de la vallée pour disparaître derrière les cimes, irradiant alors le paysage d’une lumière dorée, lorsqu’elle entendit comme un bruit de voile très puissant. Il passa très près au-dessus de sa tête. Immense, il planait, sans aucun battement d’aile, à une vitesse vertigineuse, se dirigeant tout droit sur le flanc de la montagne qui lui faisait face. Elle avait peine à le suivre des yeux tant son vol était rapide. Elle crut qu’ils étaient deux lorsqu’elle constata que c’était l’ombre de l’animal qu’elle avait pris pour un autre spécimen. Dessinant de larges volutes, le condor semblait danser avec son ombre qui se reflétait sur le flanc mordoré de la montagne. Elle était fascinée, regardait sans penser, prise dans ce ballet solitaire que ne portait aucune musique. Pourtant, elle aurait juré que son corps percevait un chant.
Elle resta là longtemps, sans bouger, comme suspendue dans ce vol plané.
Cette nuit-là, elle rêva qu’elle volait et se souvint au réveil d’une sensation de plénitude, comme si durant ce vol, elle avait expérimenté ne rien vouloir, juste se laisser porter de longues heures par des courants dont elle ne contrôlait pas l’intention.
Le lendemain, elle passa beaucoup de temps dans cette salle ronde. À l’intérieur, il n’y avait rien. Des bancs en cercle épousaient la forme de l’édifice. En entrant, elle se sentit comme « prise dans les bras » et eut la sensation de se poser. Elle pleura longtemps sans savoir pourquoi.
Avant de sortir de la Salle, elle entendit :
« Danse avec ton ombre au lieu de vouloir t’en défaire ! ».
Quand elle sortit, elle resta longtemps, comme « déposée » sur un banc, plongée dans cette réflexion.
Elle marchait de retour vers sa petite chambre lorsqu’elle aperçut au loin un « étrange bonhomme ». La démarche élégante, on aurait dit un danseur car ses longs bras accompagnaient ses pas en un mouvement souple, ample et calme. Il émanait de lui une énergie singulière. Il s’arrêtait de temps à autre, se penchait comme s’il écoutait quelque chose, riait, puis se redressant, reprenait de son allure balancée, au pas mesuré, sa promenade vers un but qui semblait défini. Elle l’observait à la dérobée, surprise de le voir là alors qu’elle se croyait seule, ne voulant pas le déranger dans sa pérégrination. Elle était en train de s’amuser à le voir regarder par-dessus ses lunettes, lorsqu’il tourna abruptement la tête vers elle, planta son regard dans le sien. Elle entendit à peine ce qu’il disait tant ces yeux noirs d’une profondeur insondable semblèrent la pénétrer en un instant. Elle n’attrapa que ses derniers mots : « … cafecito ? ». Elle commença à s’interroger sur l’aspect impromptu de la situation lorsqu’elle eut l’intuition qu’elle devait s’en remettre à lui.
Elle cessa alors toute lutte intérieure et tout vouloir.
« Ah, c’est beaucoup mieux ainsi pour mourir », dit-il.
Ignorant son regard hébété, il prépara le café comme l’on fait un rituel, ses gestes étaient lents et précis. Elle eut la sensation d’entrer dans cette lenteur. Il ne disait rien ; elle ne sentait pas non plus la nécessité de parler. Il dégusta le café comme s’il en buvait pour la première fois…
« Bon, dit-il enfin, une seule chose : qui meurt avant de mourir ne mourra jamais. » Il se leva. « J’ai été enchanté ». Comprenant qu’il partait, elle s’agita. « Mais, attendez, heu… ; c’est vous le maître des lieux ? » « Comment ? Vous ne les avez pas reconnus ? Mais voyons, l’unique raison pour laquelle nous vous permettons d’être seule ici, c’est qu’ils sont maintenant présents, venus pour vous accompagner. Réveillez-vous demoiselle, réveillez-vous ! Il faut se réveiller un peu pour bien mourir ! ». Et il disparut dans une révérence en spirale…
Elle resta troublée toute la journée de cette rencontre insolite, s’étonnant de sa propre incapacité à poser des questions.
Elle pensa se tranquilliser dans sa promenade de fin de journée et vit alors les condors, tournoyant très près du site. Ils étaient plusieurs, elle ne parvenait pas à les dénombrer. Aujourd’hui, ils émettaient des sons, de drôles de cris, comme des injonctions. Elle remarqua que certains d’entre eux allaient et venaient sur l’ubac d’une montagne qui, du fait de l’ombre qui la recouvrait très tôt, avait peu attiré son attention jusqu’ici. Elle comprit que leur repaire se trouvait là-haut. Soudain, elle vit une masse tomber, à pic, comme un oiseau recroquevillé ou mort peut-être, comme un oiseau tombé du nid. La chute était vertigineuse, elle en eut le souffle coupé. À quelques mètres du sol, dans un battement d’ailes désordonné, le petit condor arrêta sa chute en prenant maladroitement de la hauteur. Il voletait en tanguant à droite, à gauche, mais il montait et montait. Deux grands spécimens tournoyaient à distance, montaient aussi comme l’invitant à aller plus haut. On voyait comme le petit était malhabile mais volait, en prenant peu à peu de l’altitude.
Toute la soirée et la nuit qui suivirent, elle pensa de nouveau à la chute vertigineuse qui lui avait semblé fatale…
Le lendemain dans la salle ronde, elle permit que sa réflexion s’approfondisse. Elle entendit :
« Les humains ont bien trop peur de la mort pour apprendre à voler. Pourtant, la prise de risques et le lâcher-prise sont inhérents au vol des hauteurs. »
Elle commença à prendre en notes ses réflexions, mettant soudain plus d’intention dans ses approfondissements mais se sentant un peu perdue dans la direction à leur donner. Elle souhaita revoir le drôle de bonhomme, attendit le retour du grand monsieur calme… Ni l’un ni l’autre n’apparurent.
Quelque peu désemparée soudain d’être seule dans cette immensité, elle alla se promener choisissant cette fois de monter au point le plus élevé du site. Avant d’entamer la montée, elle se dirigea vers sa « pierre fauteuil ». C’était une pierre aux formes généreuses, qui permettait qu’on s’assoie en elle et qu’on goûte là un confort tout à fait relatif pour contempler le paysage. Elle s’y assit comme pour prendre congé d’elle. Tout doucement, elle s’y lova plus profondément, comme si elle s’enfonçait dans la pierre. Soudain, elle ressentit à nouveau la sensation d’être prise dans les bras ; la pierre la berçait ; il y avait dans l’atmosphère comme quelque chose de si doux que tout le paysage autour paraissait être là pour la protéger…
Elle sut dans l’instant qu’on n’est jamais seul, pas même dans la solitude apparente de la mort. Elle sut aussi qu’elle n’oublierait jamais ce moment.
Elle décida d’entreprendre la montée et apprécia l’effort à fournir, ressentant des sensations très nouvelles pour elle…
Était-ce le mal des hauteurs ? Voilà qu’elle ressentait une présence. Ayant parcouru tout le paysage et tout le site du regard, elle vérifia que personne ne se promenait par les petits chemins blancs. Mais cette impression de présence s’était renforcée, c’était comme si quelque chose autour d’elle était doué d’intention… En un instant, issu de nulle part, il fut là, tout là-haut dans le ciel, descendant vers elle en larges cercles concentriques. « Le condor, se dit-elle, émue, comme si elle le voyait pour la première fois. Bien sûr, ce sont eux les maîtres du lieu ! »
Plus il approchait, plus elle l’entendait clairement : il venait la chercher. Il allait l’emporter au cœur de la montagne. Elle se fondrait alors en elle, dans cet apparent non mouvement. Elle sentit qu’elle était prête, qu’elle avait compris beaucoup de choses, qu’elle s’était réconciliée, surtout avec elle-même, qu’elle avait lâché désirs et prétentions, qu’elle acceptait sa finitude, et qu’elle avait maintenant clairement le sentiment de ce que pouvait être « mourir bien », comme on le lui avait dit à plusieurs reprises…
Elle ferma les yeux et s’immergea en elle-même : elle constata qu’elle ne ressentait ni désir, ni hâte. Elle ne souhaitait rien, ne regrettait rien, elle avait été comblée et l’était plus encore aujourd’hui…
Alors elle s’ouvrit à une immense sensation de plénitude et de liberté…
***
Elle ouvrit les yeux sur le plafond blanc d’une petite chambre d’hôpital. Elle se redressa dans son lit, vibrante. Elle sentait la vie palpiter en elle. Elle savait qu’elle avait bel et bien laissé mourir une grande part de ses peurs, qu’elle avait profondément accepté sa mort à venir qui ne serait pas une fin mais une continuité si elle savait profiter des enseignements du condor : désormais, elle vivrait sans lutter contre elle-même, apprendrait à danser avec son ombre, prendrait des risques quand il le faudrait et surtout, surtout, chercherait à revivre ce moment de plénitude qui envahit tout l’être quand on est libéré du désir.
Elle eut une pensée de gratitude pour l’étrange bonhomme et comme si elle lui adressait un clin d’œil, lui dit : « Moi aussi j’ai été enchantée ».